Sionisme

« Dieu est toujours du côté de qui est persécuté. On peut trouver un cas où un juste persécute un juste, et Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du persécuté; quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du persécuté, et même quand un juste persécute un méchant, Dieu est à côté de qui est persécuté ». (Midrash de Rabbi Huna cité par Pierre Vidal-Naquet)

Ce beau texte rabbinique dit fort bien que l'opposition entre le bien et le mal, qu'on invoque aujourd'hui aussi ingénument qu'au Moyen Âge, est relative et fluctuante. J'aurais pu aussi bien citer l'incipit de Citadelle , de Saint-Exupéry : « Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer. »

Prendre le parti de la victime est bien. Encore ne faut-il pas oublier que toute victime peut devenir bourreau à son tour : c'est vrai de beaucoup de gens, et de tous les peuples sans exception.

J'ai failli placer en exergue cette citation pessimiste : « Je porte le deuil de ce qui n'a jamais existé. De belles images que nous imaginions et qui se sont effacées. » (Amos Oz, Une Histoire d'amour et de ténèbres) mais à la réflexion, ce jugement que l'auteur attribue à l'une de ses tantes, qui fit son aliya (« montée » ou immigration) vers 1920, relève de la pensée de droite : toute éducation patriotique repose sur des clichés (pour ma génération, ce furent les Gaulois, Charles Martel, Jeanne d'Arc, le Roi Soleil, la Patrie des Droits de l'Homme, Napoléon, l'Allemagne-ennemie-héréditaire, la défense de la Civilisation, j'en passe, et des meilleurs) qui ne sont que des inventions habiles de la propagande. En faire son deuil – encore faut-il pour y parvenir se sentir en sécurité – permet d'aimer son pays sans en haïr d'autres.

Il est trop facile de se donner bonne conscience comme tant de nos compatriotes qui, généreux à bon marché, volent volontiers en paroles et sans risque au secours des plus malheureux, au nom de la justice. J'ai partagé l'enthousiasme de presque toute ma génération pour le sionisme, sans me poser de question sur le sort des Palestiniens, censés avoir vendu leurs terres aux colons. C'était évidemment pour l'Europe une façon bien commode de se soulager des remords que le drame inouï qui s'y était déroulé devaient susciter. C'était aussi le temps où la gauche soutenait les mouvements d'émancipation des peuples colonisés : comment aurait-on pu refuser ses droits nationaux à un peuple dont l'identité était si forte qu'elle s'était maintenue malgré deux millénaires de dispersion et de persécutions ? Et puis notre continent avait connu tant de mouvements de populations, et tant de réfugiés y avaient refait leur vie dans des pays voisins que le refus que les Arabes opposaient à la création puis à la survie d'un état juif nous apparaissait comme un trait de fanatisme et d'arriération. Une dernière raison expliquait cet engouement : le goût du miracle, l'émerveillement, même chez les athées, de voir s'accomplir sous leurs yeux une ancienne prophétie. Je plaçai, en exergue de mon médiocre mémoire, deux vers de Claudel, poète que j'ai pourtant toujours méprisé, mais il ne s'agit que d'une paraphrase de la Bible  :
« Je prendrai les enfants d'Israël,
  Et je ferai d'eux une seule nation » !
Quoi qu'il en soit, je rentrai très pessimiste de mon voyage en Israël : ce petit bout d'Europe planté dans un océan arabe me paraissait infiniment fragile, malgré les prouesses techniques et militaires de ses habitants. L'aventure me paraissait trop semblable à celle des royaumes chrétiens des croisades : Israël survivrait peut-être un siècle, mais la confiance mise dans les États-Unis m'a toujours surpris, car aucune puissance n'est assurée pour longtemps de son hégémonie, et aucune n'hésiterait à sacrifier un petit allié si elle y trouvait un jour son intérêt.

Le temps n'a fait qu'augmenter mes craintes : quand je revins à Tel-Aviv avec Sarah, bien des années plus tard, l'ami (rencontré jadis au kibboutz) chez qui nous étions descendu, m'a demandé, alors que nous roulions sur l'autoroute toute neuve, ce que je pensais de l'évolution du pays. Il fut très surpris de m'entendre dire qu'Israël était devenu un pays du Proche-Orient et ressemblait de plus en plus à ses voisins. À ce moment, des vaches en liberté traversèrent tranquillement l'autoroute : « C'est même l'Extrême-Orient », ajoutai-je. Cette évolution se poursuit : la direction de la démocratie est confiée à des généraux, et menacée par le noyautage de ses cadres par les extrémistes religieux, la Mafia s'est confortablement installée, et les jeunes désespèrent d'un pays qui consacre tous ses moyens à un effort de guerre dont on ne voit pas la fin, si bien que beaucoup parmi les meilleurs s'en vont. L'assassinat de Rabin a exprimé et porté au pouvoir la paranoïa intégriste, qui conjugue les fanatismes des juifs venus des pays arabes et des États-Unis. Des idéaux des fondateurs ashkénazes ne subsiste que le nationalisme, alimenté par la peur, et devenu ferment de haine.

En face, le monde arabe attend son heure avec d'autant plus de patience que la composante progressiste du mouvement palestinien ne trouve aucune sympathie auprès des régimes d'oppression en place, et que la création d'un état palestinien mettrait en cause l'existence de la Jordanie et tout l'équilibre régional. Côté palestinien, Arafat et son successeur ont toujours tenu un double langage, et laissé croire aux réfugiés qu'ils verraient arriver le jour de leur retour, incompatible avec l'existence d'Israël. Mis au pied du mur, incapables de signer la paix, ils ont perdu tout crédit au profit des intégristes, tandis que la politique agressive de Sharon et de ses successeurs diminue lentement mais sûrement le capital de sympathie dont leur pays disposait en Occident, et que les bonnes âmes, oubliant (?) l'histoire, prennent de plus en plus parti pour ses ennemis, faisant mine d'ignorer que leur victoire se traduirait par une nouvelle Shoah.

Malheureusement, il me semble donc que mon analyse de 1957 est confirmée par l'actualité. Mais l'histoire de l'Europe montre que de plus longs et inexpiables conflits peuvent un jour aboutir à une solution raisonnable. Au cours de ma vie, j'ai tout de même appris que le pire n'est jamais sûr...