La Mort et le Mourant : voir l'hypertexte [MORT], Collège, niveau 2.
[...] Un Mourant, qui comptait plus de cent ans de vie, Se plaignait à la Mort que précipitamment Elle le contraignait de partir tout à l'heure, Sans qu'il eût fait son testament, Sans l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu. Ma femme ne veut pas que je parte sans elle; Il me reste à pourvoir un arrièreneveu; Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile. Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle ! Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris. Tu te plains sans raison de mon impatience. Eh n'as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris Deux mortels aussi vieux, trouve-m'en dix en France. Je devais, ce distu, te donner quelque avis Qui te disposât à la chose : J'aurais trouvé ton testament tout fait, Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait; Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause Du marcher et du mouvement, Quand les esprits, le sentiment, Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe : Toute chose pour toi semble être évanouie : Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus : Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus. Je t'ai fait voir tes camarades, Ou morts, ou mourants, ou malades. Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ? Allons, vieillard, et sans réplique. Il n'importe à la république Que tu fasses ton testament. La Mort avait raison : je voudrais qu'à cet âge On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet; Car de combien peut-on retarder le voyage ? Tu murmures, vieillard; vois ces jeunes mourir, Vois-les marcher, vois-les courir À des morts, il est vrai, glorieuses et belles, Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles. J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret : Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
Jean de La Fontaine (Fables, Livre VIII, 1) |