Une école publique dans les années 1940

V. Cours complémentaire (1945-1949)

Les cours complémentaires, qui conduisaient au B.E.P.C. et la plupart du temps à une formation professionnelle ou à la vie active, constituaient ce que l'on appelait l'enseignement primaire supérieur. Ses professeurs étaient recrutés parmi les instituteurs, et leur spécialisation n'était pas rigoureuse : j'eus la surprise, quand mon frère m'y succéda, douze ans plus tard, d'apprendre que deux de mes maîtres avaient échangé leurs fonctions. Notons que je n'ai jamais vu les noms de ces professeurs écrits. L'orthographe et même la prononciation que j'en donne sont donc incertaines.
 
En sixième régnait, comme à l'école primaire, un maître principal. Mais des professeurs spécialisés y faisaient leur entrée pour trois matières nouvelles : travail manuel (fer et bois), anglais et allemand. Jusque-là nous ne connaissions que ceux de gymnastique, de dessin et de chant. Du maître principal je revois la haute silhouette sportive, le visage long et sévère et les cheveux blancs. Je crois qu'il se nommait Chevalier. Il s'intéressait aux méthodes pédagogiques modernes, et commença sans explications par une dictée de phonèmes (je devais le comprendre longtemps après) qui nous abasourdit et dont il ne rendit jamais compte. Il voulait aussi que nous fassions des recherches de documents en français, histoire, géographie et sciences afin d'illustrer textes et leçons. Cette exigence fit le désespoir de la plupart d'entre nous. J'avais, par rapport à beaucoup de mes camarades, le privilège de disposer de la bibliothèque paternelle, modeste et hétéroclite à la vérité, mais qui offrait à ma curiosité quelques auteurs et un dictionnaire Larousse encyclopédique en deux volumes des années vingt hérité de mes grands-parents maternels. Mais nous n'achetions pas de revues, mon père partageait l'abonnement au Parisien libéré avec le concierge du  25, et chaque livre était considéré comme bien trop précieux pour être découpé à seule fin d'illustrer un cahier. Bien plus tard, comme « formateur de formateurs », j'ai pris grand soin de ne rien exiger qui puisse excéder les moyens matériels de nos élèves, qui n'avaient guère, pour la plupart, de possibilité de travailler chez eux.
 
Au cours des quatre années du cours complémentaire, j'eus plusieurs professeurs d'anglais dont je n'ai retenu que l'image anonyme d'une dame à visage rond, à lunettes rondes, et dont le front était caché par des chiens, et Luteau, un grand type très jeune et drôle que je revis plus tard à la télévision (preuve qu'il existait !) : il était devenu maître de conférences ou professeur à l'université d'Orléans. En allemand nous fûmes confiés aux bons soins de l'inénarrable  Marchand, écrasé par la stature d'un père qui avait commis un manuel où était inscrit en exergue : «
Un livre sans images est une maison sans fenêtres », en foi de quoi l'auteur l'avait orné de sa propre main des illustrations les plus laides qu'il m'ait été donné de voir depuis les Toto et Lili de mon premier livre de lecture. Que l'on ajoute à ce manuel écrit en lettres gothiques les difficultés rebutantes des déclinaisons et l'imbécillité du maître, enfin la haine de tout ce qui était allemand naïvement héritée d'une guerre toute fraîche où nous avions grandi, et on comprendra que ce cours ait été consacré au chahut et voué à la stérilité. Je n'en ai pas retenu dix mots. Dans les classes de la 5ème à la 3ème, un quartet de professeurs remplaça le solo du maître principal : MM. Le Naëlec en français, Beauvis en maths, Jouanon en histoire-géographie et Huilleret en physique, chimie et sciences naturelles. Cette équipe hétéroclite accentua mes qualités et mes défauts : je me renforçai sur mes points forts et m'enfonçai en géographie, maths et sciences. Pourtant je décollai de la « petite moyenne » de mes premières années et je fus l'un des trois reçus au B.E.P.C. d'une classe de 25 ou 30 élèves. Les lauréats décidèrent de se rendre en corps pour remercier leurs maîtres, et Beauvis nous donna l'accolade. Je fus très surpris de m'apercevoir, en ce moment historique, qu'il était parfumé comme une vieille cocotte. Je me présentai cet été-là aux deux sessions du concours de recrutement de l'École normale primaire. J'étais nul en chant, dessin, travail manuel et gymnastique, ce qui était rédhibitoire dans un concours où les places étaient très chères. Je devais réitérer à la fin de l'année suivante sans plus de succès, bien que j'aie poussé la bonne volonté jusqu'à me présenter à Rouen, académie déficitaire où les candidats se pressaient moins qu'à Paris, et à prendre quelques leçons auprès d'un menuisier de la rue Torricelli que je réduisis au désespoir...

29 mai 2001-Vendredi 28 mai 2010

 -1